Et si le «courriel» était immortel? Alors qu’il approche de la soixantaine, on peut dire que papy e-mail fait de la résistance. Pionnier de la communication numérique, il s’est imposé comme un standard universel, accessible et ouvert, profondément ancré dans nos habitudes. Aujourd’hui, les alternatives viennent s’empiler, sans jamais le remplacer. Saine cohabitation ou saturation funeste?
tomlinson@bbn-tenexa est la première adresse e-mail de l’histoire, celle de Ray Tomlinson. À l’automne 1971, cet ingénieur de Bolt Beranek & Newman, instigateur de l’arobase pour séparer l’utilisateur de la machine, transmet le premier message électronique entre deux ordinateurs via ARPANET, le réseau précurseur de l’Internet moderne. Son message? QWERTYUIOP, une séquence de lettres (de son clavier) qui changèrent le cours de la communication. Plus de cinquante ans plus tard, les prophéties funèbres adressées à l’e-mail sont contredites par la réalité des chiffres. 204 milliards de courriels (hors spam) sont envoyés quotidiennement dans le monde en 2015; dix ans plus tard, ce sont 320 milliards de courriers électroniques. L’e-mail reste le canal de communication #1, notamment dans le monde professionnel.
Comment expliquer la survie de l’e-mail?
De Netscape au téléphone fixe, en passant par ICQ, le fax ou BlackBerry Messenger, nombre de «technologies» ont succombé à l’épreuve du temps. L’e-mail, lui, résiste. D’abord, grâce à son universalité, puisqu’aucun compte tiers n’est nécessaire, son interopérabilité est totale. Ouvert et décentralisé, l’e-mail n’a pas de propriétaire, il est donc impossible à «tuer». Paradoxe ultime, ceux qui veulent sa mort exigent… un e-mail pour créer un compte, se connecter ou notifier (hello Slack). Votre adresse mail, elle, ne dépend d’aucune plateforme. La gratuité et la simplicité jouent aussi en sa faveur: interface familière, pas de courbe d’apprentissage, communication asynchrone. Contrairement à ses concurrents, l’e-mail a même une valeur juridique et constitue une mémoire numérique. Pionnier de la communication digitale, le courriel survit aussi par son effet de réseau, des habitudes ancrées au fil du temps, qui résistent aux «nouveautés».
La culture de la structure VS le spectre du flux
Malgré ses atouts, l’e-mail fait régulièrement la une de sa propre nécrologie. Dès 2010, Mark Zuckerberg voit Facebook détrôner le courrier électronique. Si les réseaux sociaux (privés et d’entreprise, comme Yammer) se sont multipliés, l’e-mail est toujours là. En 2012, le géant français Atos annonce aussi sa disparition totale sous trois ans. Raté! En 2021, c’est Slack qui joue aux fossoyeurs avec une «étude» prophétisant sa mort prochaine. Même l’hégémonique WhatsApp n’y arrive pas. Ces nouveaux outils de communication promettent beaucoup: rapidité, thématiques, intégration, collaboration, etc. Mais, entre les smileys et les LOL, leurs limites apparaissent très vite: fragmentation, notifications intrusives, flux permanent, exclusion, etc. Dépendance aussi, comme Notion ou Asana, qui structurent les workflows et centralisent l’information, mais ont besoin de l’e-mail pour les notifications et la communication externe.
Survivant, mais coupable
Et s’il était son pire ennemi? Car l’overdose d’e-mails est réelle. Un salarié reçoit en moyenne 144 courriers électroniques professionnels… par jour. Pour un dirigeant, le chiffre grimpe à 400. À la fois victimes et bourreaux, nous passons un temps fou à gérer notre inbox, jusqu’à souhaiter la mort du mail. Du syndrome de la «to-do list» au stress de la boîte pleine, en passant par le fléau du spam, qui représente 55% à 95% du trafic mondial, le courrier électronique n’est pas tout blanc dans l’histoire. Face à l’asphyxie, l’intelligence artificielle pourrait le sauver de lui-même, grâce à des fonctions comme le tri automatique, la priorisation intelligente, etc. Mais au-delà de l’IA, et si ce n’était pas l’outil «e-mail» le problème, mais bien notre rapport au temps? Une culture du «tout, tout de suite» qui nous rend otages de nos inbox. Conçu pour être asynchrone, l’e-mail rime trop souvent avec urgence.
Cohabitation intelligente ou empilement chaotique?
Si les réseaux sociaux, les plateformes ou les messageries instantanées n’ont pas «tué» l’e-mail, elles n’ont pas succombé non plus. Résultat, nous jonglons au quotidien avec inbox, SMS, threads X, canaux Slack, Teams et autres conversations WhatsApp. On ne remplace pas, on accumule! Entre cohabitation utile et saturation funeste, la frontière est ténue et exige la définition de règles, notamment au travail. Quels canaux pour quelles fonctions? E-mail pour la communication formelle, externe et traçable; messagerie instantanée pour les échanges rapides; outils de projet pour la collaboration? Pourquoi pas, mais à condition d’établir des protocoles, de partager de bonnes pratiques et d’instaurer un droit réel à la déconnexion. L’e-mail n’a donc jamais été aussi vivant, mais, comme pour tous les outils numériques, il n’a jamais été aussi vital d’apprendre à mieux vivre avec.


